Droit à la déconnexion : du respect de la vie privée à la lutte contre l’hyperconnexion

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Droit à la déconnexion : du respect de la vie privée à la lutte contre l’hyperconnexion

Le numérique a révolutionné nos vies et notre travail, pour le meilleur et pour le pire. Bien qu’apparu en 2016 dans le code du travail, le droit à la déconnexion n’est pas toujours suivi d’effet. Et le problème est plus complexe qu’il n’y paraît : ne pas réussir à se déconnecter n’est pas qu’une affaire de comportement, l’organisation du travail y est souvent pour quelque chose.

Nous vivons dans un monde sans cesse plus dépendant des outils numériques, qui permettent certes de communiquer plus efficacement et rapidement mais qui charrient leur lot de problèmes. L’usage du numérique sur le lieu de travail s’est en outre accéléré depuis le début de la crise sanitaire. Le développement d’échanges à distance imposé par la réduction des échanges en présentiel a favorisé le recours aux outils numériques (sans compter que de tels outils ont dû être mis en place dans l’urgence pour s’adapter aux confinements). Les innovations à venir (métavers et autres) vont sans doute encore intensifier le phénomène. Notre quotidien, tant dans la sphère professionnelle que privée, est ainsi rempli de sollicitations numériques : courriels, notifications d’outils collaboratifs, de réseaux sociaux ou d’applications diverses, etc. Comment limiter les effets potentiellement néfastes de ceux-ci ? Comment équilibrer connexion et déconnexion ?

Se déconnecter du travail


Existant depuis 2016 dans le code du travail, le droit à la déconnexion peut s’envisager comme la contrepartie d’un devoir de connexion des salariés sur leur temps de travail. Il est apparu nécessaire pour protéger les salariés d’un excès de ce devoir de connexion qui s’immisçait insidieusement dans les temps de repos et de congés. En effet, chacun doit pouvoir vaquer librement, sans arrière-pensées professionnelles, à ses occupations personnelles et familiales. On doit pouvoir « débrancher » sans qu’un courriel ou une notification de son smartphone nous rappelle aux bons souvenirs de notre employeur. Et pourtant, comme c’est difficile. Toutes les professions ne sont pas touchées de la même façon. Celles et ceux qui télétravaillent, les cadres au forfait, les travailleurs des services utilisant les outils informatiques quotidiennement sont par exemple plus susceptibles d’être concernés que les ouvriers œuvrant dans l’industrie ou dans la construction. Le recours aux outils numériques hors travail peut en outre varier selon le sexe. En effet, pour les femmes, le travail domestique supplémentaire qu’elles assurent (en moyenne 1h30 de plus par jour que les hommes) rend plus difficile la possibilité de rallonger les heures de travail. Apparaît ainsi la tentation de compenser en dehors des heures de travail, d’être hyperconnectées pour témoigner de leur loyauté et maintenir leurs chances de promotion.

Effets sur la santé d’une connexion excessive


L’INRS a identifié trois risques principaux – qui peuvent se combiner – d’une connexion excessive aux outils numériques professionnels (aussi appelé hyperconnexion) et qui sont à l’origine d’une dégradation de la santé physique et mentale :

• le débordement du travail sur la sphère privée, notamment du fait des messageries accessibles via son smartphone, entraînant fatigue et dégradation de la qualité de vie personnelle et familiale ;

• la surcharge informationnelle, forme de surcharge mentale qui toucherait 70 % des managers du fait d’un usage excessif des technologies numériques dans l’entreprise (par exemple, recevoir sans arrêt un flux important d’informations qu’il est difficile voire impossible de réussir à traiter convenablement)

• l’existence de normes implicites de réactivité immédiate et donc de connexion permanente qui non seulement pose le problème du débordement sur la sphère privée mais engendre de très nombreuses interruptions pendant le temps de travail, contribuant à hacher l’activité et à alourdir la charge de travail.

Recevoir une dizaine de courriels par heure de travail peut entraîner un « email Overlord », la perte de contrôle de la situation de gestion des courriels, trop nombreux et fréquents pour être traités correctement. Cela dégrade non seulement la santé mentale mais cela conduit à une perte d’efficacité, une augmentation des erreurs et oublis qui sont également préjudiciables aux collectifs et à l’entreprise.
La première étape pour éviter le développement de ces facteurs de risques psychosociaux (RPS) est d’inclure l’évaluation des risques associés aux usages des outils numériques dans le document unique. Il est nécessaire pour cela d’associer les salariés. En effet, les contraintes spécifiques des exigences de connexion ne sont pas les mêmes pour des commerciaux (qui remplissent leur agenda grâce à ces outils) et pour des chefs d’équipe (pouvant mal vivre les interruptions liées à de fréquentes sollicitations numériques).

Des pistes de prévention


En fonction des résultats de l’évaluation des risques, des actions ciblées pourront être mises en œuvre en lien avec le CSE (et la CSSCT).
D’une façon générale, au bénéfice de l’ensemble des salariés, il est utile de mettre sur pied un accord (ou une charte) concernant les modalités de régulation de l’usage des outils numériques. L’usage des outils étant autant lié aux comportements qu’à l’organisation du travail, il est en outre utile de travailler sur ces deux axes.
En vue d’inciter à des comportements plus raisonnables, les actions de formation et d’information sont nécessaires. Le rappel des règles de droit (durées maximales de travail, temps de repos, droit de chacun à ne pas se connecter en dehors des heures de travail, protection contre toute sanction pour ne pas avoir répondu à une sollicitation professionnelle lors de ses congés ou temps de repos, etc.) doit être associé à des règles d’usage de type : ne pas solliciter les collègues ou subordonnés en dehors des heures de travail, activer l’option d’envoi différé des courriels ou signaler explicitement que le courriel n’attend pas de réponse en dehors des heures de travail. Il faut insister en la matière sur l’importance de l’exemplarité managériale. Dans l’idéal, il faudrait valoriser les comportements vertueux dans les opportunités d’avancement.
L’approche visant à la modification des comportements est toutefois d’efficacité limitée. Dans les motifs de connexion hors travail, on trouve la volonté de faire face à une importante charge de travail et des tactiques de gestion de courriels faciles ou simples pour consacrer le temps de travail aux problématiques les plus complexes, ou encore pour gérer son stress (se décharger l’esprit de choses à faire).
Mais les comportements ne peuvent pas évoluer s’il existe une organisation du travail invitant à des débordements (par exemple du fait d’une charge de travail excessive). Il faut donc d’autres leviers. En voici quelques exemples :

• plutôt que d’utiliser la messagerie, réfléchir à l’opportunité de se doter d’outils collaboratifs permettant de partager l’information et de se coordonner en réduisant les courriels (chacun est ainsi plus autonome dans le moment où il se connecte) ;

• plutôt que d’adresser des demandes à des individus, réfléchir à la sollicitation d’un service (à l’image de l’ouverture des tickets informatiques) de façon à réduire les sollicitations individuelles, à lisser la charge de travail et à éviter le dérangement des individus sur des périodes de congés ou de repos ;

• plutôt que d’inviter tout le monde à la modération, cibler les excès en informant individuellement les plus gros envoyeurs de communication en dehors du temps de travail pour les inviter à prendre conscience de leur comportement et à modifier leurs pratiques.

Il a été constaté que les mesures techniques coercitives étaient peu efficaces. Ainsi, l’organisation de journées sans e-mails ou la coupure automatique des serveurs entre 21 h et 7 h et le week-end sont des mesures contestées car mal vécues par les salariés qui y voient une perte d’autonomie génératrice de stress (notamment lié à l’anticipation de la brusque augmentation de la charge de travail au moment de la réouverture des connexions).
En outre, il semble nécessaire de coupler cette réflexion avec l’évaluation de la charge de travail et de mettre en place des procédures permettant d’organiser la continuité du travail en cas d’absence. Une fiche de passage de poste en cas d’absence de plus de 48 heures peut être une piste à tester.
On l’aura compris, la régulation des usages déviants des outils numériques n’est pas qu’une affaire de bonne volonté : il est nécessaire d’étendre la réflexion à l’organisation du travail. Il est même permis de s’interroger sur l’extension du droit à la déconnexion au temps de travail, pour permettre par exemple la réalisation de tâches nécessitant de la concentration. Une vraie bonne question de qualité de vie au travail !

Un droit évident en principe mais pas en pratique

L’objectif du droit à la déconnexion semble a priori évident : les salariés doivent pouvoir bénéficier de leurs temps de repos et de congés sans être dérangés par des sollicitations numériques professionnelles.
L’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle et familiale n’est pourtant pas si évident. Le maintien d’une connexion en période de repos ou congés reste fréquent. Selon un récent sondage (RingCentral/Institut Survey Monkey), cet été, 36 % des travailleurs auraient emmené leur ordinateur personnel en vacances et 18 % auraient laissé leur messagerie professionnelle activée sur leur téléphone. Ils seraient en outre 30 % à regarder leurs courriels au moins une fois par jour.
Qu’est-ce qui pousse les salariés à rester connectés ? La peur de déléguer un projet et d’en perdre le contrôle pendant son absence, voire d’être remplacé ; le souhait d’être rapidement joignable en cas d’urgence ; la pression d’une hiérarchie ou de clients qui souhaitent – plus ou moins explicitement – une forme de réactivité permanente ; ou encore une charge de travail excessive.
L’omniprésence du numérique sur le lieu de travail invite à la poursuite des initiatives visant à inscrire le droit à la déconnexion dans la culture des entreprises. Mais pour cela, il semble qu’il faille s’attaquer plus largement à toutes les difficultés associées à l’hyperconnexion, y compris durant les heures de travail.

Ce qu’en disent les accords

Dans les accords d’entreprise, on trouve fréquemment la définition des périodes de connexion de référence (par exemple, faut-il inclure les pauses et repas dans les plages de déconnexion ?). Cet exercice au cas par cas permet de délimiter précisément les contours de la vie personnelle et de la vie professionnelle en fonction des activités de l’entreprise (avec des dérogations pour l’équipe de direction, les astreintes, les situations de crise, etc.).
Ces accords sont également l’occasion de rappeler les droits des salariés et les pratiques promues par l’entreprise pour réguler l’usage des outils numériques. L’organisation de sessions de formation et de campagnes de sensibilisation et d’information est très souvent prévue. D’une manière générale, ces accords insistent surtout sur l’autorégulation des comportements individuels en invitant à un usage modéré sur le temps de travail des outils numériques et en prodiguant des conseils sur les modalités d’utilisation de la messagerie en dehors des horaires de travail (justification par les nécessités du service ou de l’activité, accident ou gravité de la situation, etc.).
Parfois, il est prévu de nommer des personnes chargées de l’évolution numérique des postes de travail. Trop rarement, ces accords s’intéressent à l’évaluation de la charge de travail et à l’organisation d’échanges pour évoquer celle-ci. Les plus avancés incluent l’élaboration et la diffusion périodique d’un bilan concernant l’usage des outils professionnels, notamment pour constater l’évolution dans le temps des pratiques les plus problématiques.

Focus législatif

L’article L. 2242-7 du code du travail précise que « la négociation annuelle sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie et des conditions de travail porte sur (…) les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale ».
A défaut d’accord, « l’employeur élabore une charte, après avis du comité social et économique », charte qui contient les modalités de l’exercice du droit à la déconnexion et la mise en œuvre de formations et de sensibilisation « à un usage raisonnable des outils numériques »